
L’industrie privée de la télésanté en pleine expansion
Un nouveau rapport soulève des inquiétudes sur les risques que cette industrie à but lucratif pose pour le système de santé publique.
L’industrie privée de télémédecine est en plein essor au Canada depuis le début de la pandémie. Bien que la médecine virtuelle puisse améliorer l’accès aux soins de santé, le développement rapide de ces entreprises à but lucratif pose un risque pour le système de santé publique, selon une étude publiée aujourd’hui par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). Selon ce rapport, le secteur de la télémédecine risque d’accentuer le drainage des ressources du réseau public en plus d’offrir un accès inéquitable aux soins.
La télésanté est une façon d’organiser et de donner des soins à distance et de façon virtuelle. Il peut s’agir de consultations avec un médecin ou une infirmière praticienne spécialisée (IPS), mais aussi de tout autres services de santé physique ou psychologique offerts à distance par visioconférence ou téléphone.
« Ce n’est pas la télémédecine en elle-même qui est un problème », explique Anne Plourde, chercheuse à l’IRIS et autrice du rapport de recherche. « La télémédecine permet d’améliorer l’accès dans certains cas. Le problème c’est l’industrie privée à but lucratif de soins virtuels », ajoute-t-elle.
On peut constater la croissance phénoménale des entreprises de ce secteur par l’augmentation importante de leurs revenus depuis 2020.
Par exemple, l’entreprise WELL Health, de la Colombie-Britannique, a vu ses revenus exploser en trois ans. Ils sont passés de 7,4 à 126,5 millions $ entre le début de 2019 et le début de 2022. Au Québec, l’entreprise Dialogue Technologies de la Santé inc. a vu ses revenus augmenter de 3,6 millions $ à près de 21 millions $ entre 2020 et 2022.
Un secteur qui bénéficie des largesses de l’État
Le secteur de la télésanté est caractérisé par des entreprises de type « start-up », comme on en voit beaucoup dans le domaine de la technologie. Ces entreprises sont financées par du capital de risque et plusieurs d’entre elles, malgré des revenus importants, n’ont pas encore réussi à dégager de profits.
Le rapport de l’IRIS rappelle que ces entreprises ont également bénéficié de subventions importantes de la part de l’État.
La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) détient un investissement de 14 millions $ dans Dialogue Technologies de la Santé inc. Cette même entreprise a reçu un prêt de 2 millions $ de la part d’Investissement Québec (IQ). Ce prêt avait été précédé par un autre prêt de 2 millions $ consenti par le gouvernement du Québec en 2018.
Rappelons que le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, avait dû démissionner de son poste en juin 2021 suite à un rapport de la commissaire à l’éthique pour ses liens avec White Star Capital, qu’il a cofondé. White Star Capital est un actionnaire important de Dialogue Technologies de la Santé inc. Le ministre s’est toujours défendu d’avoir été impliqué dans ces décisions d’investissement.
En 2021, IQ et le ministère de l’Économie et de l’Innovation investissaient 46 millions $ dans l’entreprise AlayaCare. Cette entreprise a également bénéficié de financement de la part d’IQ et de la CDPQ.
En plus de subventionner l’industrie de la télésanté, l’État favorise l’émergence de ces acteurs en achetant leurs services. C’est ce qu’a constaté Pivot en consultant le Système électronique d’appel d’offres (SEAO) du gouvernement du Québec.
Le Centre d’acquisition gouvernemental a conclu en 2022 des contrats importants avec l’entreprise LifeWorks, achetée par Telus en août 2022, pour des programmes de télésanté pour les employé·es du réseau de l’éducation, avons-nous pu constater. Ces contrats totalisent près de 21 millions $.
D’autres organismes publics ont également fait appel à ces entreprises pour leur programme d’aide aux employés. Le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal a conclu en avril 2022 un contrat de 6,5 millions $ avec LifeWorks. Le même mois, le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal a conclu avec LifeWorks un contrat pour un total de 2,3 millions $.
Drainage de ressources et accès inéquitable
Cette croissance phénoménale de la télémédecine privée entraîne un recrutement de personnel supplémentaire. « Pour pouvoir offrir ces services, [ces entreprises] doivent embaucher des infirmières, des travailleuses sociales, des médecins. Cela veut donc dire des professionnels qui ne sont plus, ou qui sont moins disponibles pour le réseau public », affirme Anne Plourde.
Dans un contexte où le réseau de la santé connaît une importante pénurie de personnel, cette croissance d’une industrie à but lucratif inquiète.
D’autant plus que les professionnel·les qui passent au privé ne sont ensuite disponibles que pour les personnes qui en ont les moyens ou qui ont une assurance privée ou des avantages sociaux qui couvrent ce type de service.
Anne Plourde déplore cet accès inéquitable. Selon les données du rapport, 40 % de la population du Québec n’a pas d’assurance privée collective.
De plus, les personnes les plus vulnérables, les personnes âgées et les personnes au revenu le moins élevé sont celles qui ont le moins accès à ces services. « Ce sont ces personnes qui vont se retrouver avec des temps d’attente plus longs dans le système public parce qu’on va être allé chercher les professionnel·les qui travaillaient là pour les envoyer dans les entreprises de télémédecine », dit-elle.
« Les personnes avec les besoins les plus complexes, risquent de se retrouver avec des problèmes d’accès non seulement pour des raisons financières, mais aussi à cause du modèle d’affaires de ces entreprises-là, qui est basé sur des visites ponctuelles, et qui n’impliquent aucun suivi », prévient Anne Plourde.
UN FLOU JURIDIQUE À CLARIFIER
Actuellement, les médecins ne peuvent pas d’un côté faire payer les patient·es pour des services couverts par l’assurance maladie et de l’autre travailler en même temps pour le système public.
La loi interdit aussi aux compagnies d’assurances d’offrir de la couverture pour des services assurés par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), sauf quelques exceptions. Il n’est donc pas possible d’avoir une assurance privée qui couvrirait les visites chez un médecin qui travaille au privé.
Ces deux mesures existent pour freiner l’expansion de la médecine privée.
Jusqu’à récemment, les services de télémédecine n’étaient pas couverts par la RAMQ. Un médecin pouvait donc faire de la télémédecine au privé et continuer à exercer dans le réseau public. Les assurances privées avaient le droit d’offrir une couverture de ces services à leur clientèle.
La décision récente du gouvernement de couvrir les soins en télémédecine vient changer la donne. D’abord, les compagnies d’assurances ne peuvent pas couvrir les services couverts par la RAMQ. Ensuite, les médecins doivent se désengager du système public pour continuer à offrir ces services privés.
Il y a par contre un flou juridique. Le Règlement d’application de la Loi sur l’assurance maladie permet à un employeur de payer un ou une médecin, même s’il ou elle participe au régime public, pour offrir des soins sur le lieu de travail.
Est-ce que les assurances privées peuvent couvrir des services de télémédecine pour les employé-es ? Est-ce que les médecins du réseau public peuvent exercer en partie pour ces entreprises ? La réglementation n’est pas claire.
Selon Anne Plourde, cette faille « permettrait aux médecins du régime public de travailler dans une entreprise de télémédecine privée qui offre des services pour les employeurs ».
Il est trop tôt pour savoir comment ce flou réglementaire sera exploité, mais la chercheuse ajoute : « on sait que par le passé, cette exception-là a déjà été utilisée par des cliniques privées pour contourner l’esprit de la loi ».
L’IRIS recommande que ce flou réglementaire soit clarifié et que l’on interdise le financement privé des services de télémédecine, y compris par les régimes d’assurances et d’avantages sociaux offerts par les employeurs.
Mise à jour
Depuis la parution de cet article, Pivot a appris que le gouvernement Legault a adopté un décret le 7 décembre dernier qui ouvre grand la porte à cette forme de privatisation.
Ce décret officialise la couverture des services de télésanté par la RAMQ. Le flou juridique évoqué par l’IRIS a été clarifié, mais de la manière opposée à ce que proposait l’organisme. Les services de télésanté offerts par un organisme ou une entreprise à ses employé·es et à leur famille sont considérés comme non assurés par le régime public : il est donc possible pour un médecin participant au régime public d’y travailler et aux assurances privées de couvrir leurs services. (2023-01-18)