Édifice Jacques-Parizeau, bureaux de la CDPQ à Montréal | Photo : Alex Tungsten (CC BY-SA 4.0)
Nouvelle

Droit à l’avortement : le Canada est-il à risque?

Un pré-jugement de la Cour suprême des États-Unis menace de faire reculer d’un demi-siècle les avancées du droit à l’avortement au pays.

Une fuite de document à la Cour suprême des États-Unis a révélé qu’une menace pèserait sur le droit à l’avortement, selon ce qu’a rapporté lundi le journal Politico. L’arrêt Roe v. Wade, qui reconnaît ce droit constitutionnel depuis 1973, pourrait être invalidé, remettant dans les mains des États américains la pleine liberté d’interdire l’interruption volontaire de grossesse, et ce, même pour les cas de viol ou d’inceste. Le Canada pourrait-il lui aussi voir son droit à l’avortement fragilisé? Le climat politique tendu chez nos voisins du Sud galvanise les mouvements pro-choix au pays. Mais il pourrait aussi s’agir d’une occasion de renforcer les efforts du Canada afin de devenir un modèle d’accès à l’autonomie procréative des femmes, croient certaines chercheuses.

En mai dernier, l’État du Mississippi avait déposé une requête à la Cour suprême afin que celle-ci examine un projet de loi. Cette loi, qui visait à interdire l’avortement après 15 semaines de grossesse, s’était butée au refus des tribunaux fédéraux. Dans le pré-jugement de la Cour suprême daté de février et rendu public lundi, le juge conservateur Samuel Alito stipule que « le droit à l’avortement n’est protégé par aucune disposition de la Constitution ». 

Des contextes politiques différenciés

Louise Langevin est titulaire de la Chaire de recherche Antoine-Turmel sur la protection juridique des aînés de l’Université Laval et membre du Barreau du Québec depuis 1986. Ayant vu passer plusieurs décennies de luttes féministes, la chercheuse rappelle que contrairement au Canada, le droit à l’avortement n’a jamais été absolu aux États-Unis. Elle affirme d’ailleurs qu’il est important de différencier les contextes politiques. Bien que l’arrêt Roe v. Wade le protège, plusieurs États font d’ores et déjà preuve de créativité afin d’y ériger des barrières. C’est le cas notamment du Texas et de l’Oklahoma, où l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est interdite au-delà de six semaines de grossesse.

L’annulation de l’arrêt Roe v. Wade représenterait toutefois un recul historique; les États auraient, comme c’était le cas il y a cinquante ans, la pleine liberté d’ériger leurs propres lois, sans contestation. L’institut Guttmacher estime d’ailleurs que si l’arrêt est annulé, 24 des 50 États américains imposeront des restrictions sévères à l’avortement. Plus de 36 millions d’Américaines pourraient ainsi voir leur accès à l’avortement abrogé, selon les données recueillies par l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand. 

Au Canada, les assises du droit à l’avortement sont plus solides, elles se trouvent dans la Constitution, et il est appuyé notamment par le droit à la liberté, la sécurité et la vie privée.

Néanmoins, si le droit à l’avortement est abrogé aux États-Unis, les Canadiennes ne seraient pas à l’abri des répercussions d’une telle décision, croit Frédérique Chabot, directrice en promotion de la santé pour l’organisme Action Canada.

Une recrudescence des mouvements pro-vie

Pour Frédérique Chabot, le phénomène états-unien aurait une influence sur les groupes anti-choix au Canada. « Les mouvements pro-vie sont transnationaux. Ce qui se passe présentement les légitimise et leur donne de l’énergie », explique Frédérique Chabot, qui craint une recrudescence de l’activisme anti-avortement à travers le pays. 

Les mouvements anti-choix ont historiquement eu peu d’impact politique dans les lois canadiennes, stipule la professeure en sciences politiques Kelly Gordon. Cependant, elle affirme que plusieurs candidats aux élections sont soutenus par les groupes anti-choix. C’est le cas notamment de Pierre Poilievre, candidat à la direction du Parti conservateur. 

Pour Joyce Arthur, directrice générale de la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, la principale problématique du mouvement anti-choix serait qu’il répand « beaucoup de fausses informations, y compris des mensonges médicaux et des stéréotypes négatifs ». Cela contribuerait à la stigmatisation de l’avortement et freinerait notre capacité sociétale à en améliorer l’accès, accès qui demeure, selon la chercheuse, déficient dans plusieurs régions du pays.

Des inégalités d’accès à l’IVG 

En outre, Joyce Arthur rappelle que la légalisation canadienne du droit à l’IVG n’est pas garante de l’accessibilité de sa pratique.

Alors que le Québec compte plus du tiers des hôpitaux et des cliniques d’avortement du Canada, l’accès est plus limité dans les Maritimes ou les Prairies.

En Alberta, seules les villes de Calgary et Edmonton sont dotées d’une clinique, tandis que l’Île-du-Prince-Édouard et les Territoires du Nord n’en possèdent qu’une seule. Les inégalités sont aussi marquées entre les campagnes et les villes. Alors qu’à Montréal, Toronto ou Vancouver les services sont relativement accessibles, les régions plus rurales sont victimes d’un « manque d’informations et d’absence de services criants », plaide Joyce Arthur. 

Au Nouveau-Brunswick, l’Association canadienne des libertés civiles estime que 9 femmes sur 10 n’auraient pas accès à des « services adéquats et abordables » en matière d’avortement. Le gouvernement provincial refuserait de financer les interruptions de grossesse en dehors des hôpitaux, où la facture s’élèverait parfois jusqu’à 850$ pour les femmes souhaitant y recourir. Selon la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada, ces inégalités contriburaient à la précarité économique des femmes, en plus d’avoir un impact disproportionné sur les populations autochtones, noires, LGBTQ+, ou encore issues de la classe ouvrière. Pour Frédérique Chabot, ces politiques provinciales contraignantes s’expliqueraient par l’existence de positions anti-choix au sein des élus. 

Réactions parlementaires à Ottawa

À l’heure actuelle, le Parti Conservateur fédéral, historiquement connu pour ses positions pro-vie, est en pleine course à la chefferie. Dans une déclaration écrite publiée lundi, la cheffe intérimaire Candice Bergen a indiqué qu’il serait « inapproprié de commenter les affaires dont les tribunaux américains sont saisis ». Elle renchérit en rappelant que sous le gouvernement Harper, l’accès à l’avortement n’avait pas été restreint, réaffirmant que son parti « ne rouvrira pas le débat sur l’avortement ».

De son côté, le premier ministre Justin Trudeau a réagi en réaffirmant la position pro-choix de son gouvernement. Par une déclaration publiée sur son compte Twitter, il affirme que « chaque femme au Canada a droit à un avortement sécuritaire et légal ». 

Pour la professeure de l’Université McGill Kelly Gordon, la menace du droit à l’avortement est très différente au Canada et aux États-Unis.

« Nous avons tendance à mêler les contextes politiques, mais ce sont des contextes très différents. Il faut avoir des conversations différentes dans le contexte canadien ».

Kelly Gordon

La professeure perçoit d’un bon œil la place des débats sur l’avortement dans la sphère publique. Affirmant que les groupes pro-choix sont majoritaires au Canada, Kelly Gordon défend l’idée que de permettre la conversation permettrait de faire entendre les voix de ces groupes. En mettant ainsi à l’agenda politique le droit à l’avortement, il s’agirait d’une occasion de promouvoir davantage les droits reproductifs et sexuels des femmes et d’en bonifier l’accessibilité, croit la chercheuse. 

Une décision sur l’arrêt Roe c. Wade sera rendue par la Cour suprême d’ici le 30 juin.

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