Le 20 février, Frédéric Bastien publiait dans le Journal de Montréal une chronique intitulée « La croisade contre la loi 21 du Conseil des musulmans ». Dans ce texte, l’auteur porte plusieurs accusations contre le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC). Ces allégations sont-elles à l’épreuve des faits? Pivot a vérifié.
Frédéric Bastien est professeur d’histoire au Collège Dawson, à Montréal. En 2020, il s’est lancé dans la course à la direction du Parti Québécois où il a terminé quatrième.
La Loi sur la laïcité de l’État, communément appelée Loi 21, fait actuellement l’objet d’une contestation judiciaire menée par trois organismes : la World Sikh Organization (WSO), le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) et l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC).
Point de départ de la chronique de M. Bastien : ces trois organismes ont reçu, pour les appuyer dans leur campagne, l’appui financier du Collège Sheridan, situé à Brampton, en Ontario. Une première précision s’impose à ce stade : en réalité, la porte-parole du Collège Sheridan, Carolina Salcedo, nous a expliqué que l’argent serait remis à la WSO (en raison de l’importante population Sikh desservie par le Collège), qui serait en charge de le reverser aux autres organismes en fonction des besoins. Mais passons! L’essentiel de la chronique de M. Bastien, c’est de partir de ce fait pour, surtout, parler du CNMC.
Problème : les accusations qu’il porte à l’encontre de l’organisme manquent (beaucoup) de nuance.
« [Le CNMC] était au départ la filiale d’une organisation de musulmans américains appelée Cair [Council on American-Islamic Relations (CAIR)] »
Il est vrai qu’à sa fondation en 2000, l’organisme s’appelait le Canadian Council on American-Islamic Relations (CAIR.CAN). En 2013, il a changé son nom et son logo pour devenir le Conseil National des Musulmans Canadiens (CNMC). Toutefois, le CNMC déclare avoir toujours été une organisation indépendante et distincte de son homonyme basée à Washington.
« En 2013, l’administration Obama aurait établi que le CAIR avait des liens avec le Hamas. »
Il ne nous a pas été possible de déterminer d’où provient la référence à l’année 2013. Mais voici d’où viennent les allégations sur les liens supposés du CAIR avec le Hamas :
En 2007, dans le cadre d’une poursuite judiciaire aux États-Unis, le CAIR s’est retrouvé inclus sur une liste rendue publique de 246 « co-conspirateurs non accusés » associés à la « Holy Land Foundation for Relief and Development » (HLF), un groupe de bienfaisance américain. L’organisme a été désigné comme une organisation terroriste en 2001 par l’administration Bush et contraint de fermer ses portes. En 2008, cinq personnes affiliées à l’organisme ont été reconnu coupable de financer le terrorisme.
HLF était accusé d’avoir envoyé de l’argent à des comités de bienfaisance palestiniens appelés Zakat. Ces comités auraient été contrôlés par le Hamas selon l’argumentaire du gouvernement américain (la preuve montre que des liens datent d’avant 1995, donc avant que le Hamas ne soit déclaré une organisation terroriste en 1997). Cette allégation est fortement critiquée.
Si le CAIR s’est retrouvé lié à cette affaire, c’est donc en tant que « co-conspirateur non accusé », un terme qui désigne des individus et groupes impliqués dans une conspiration, mais pour lesquels les procureurs n’ont porté aucune accusation. Cette appellation peut être utilisée pour faciliter la collecte de preuves, car elle permet d’inclure dans le cadre d’un procès des déclarations des personnes et groupes nommés sans que celles-ci ne soient rejetées comme étant des ouï-dires. Une source gouvernementale citée dans un article de Newsweek, affirme que la décision des procureurs d’ajouter ces groupes à la liste était un « choix tactique » qui, en plus de faciliter l’inclusion de preuves, donnait l’impression d’une vaste conspiration.
Le gouvernement américain aurait admis que la divulgation de la liste des « co-conspirateurs » était une erreur. En 2009, le juge Solis de la cour de district rappelait aussi que le CAIR n’avait fait l’objet d’aucune poursuite criminelle et que l’État n’aurait pas dû rendre public cette liste. De plus, le juge concluait que l’État n’avait pas démontré pourquoi ces personnes avaient été identifiées, et considérait que le CAIR avait subi des dommages à sa réputation. Il a par contre refusé de faire retirer les noms des individus et organismes en jugeant que l’État avait démontré les liens entre ces groupes et HLF.
Dans un article paru en 2011 dans le Washington Post, Glenn Kessler revient sur cette affaire. « Les références répétées au CAIR comme étant un « co-conspirateur non accusé » sont l’un de ces faits véridiques qui donnent finalement une fausse impression » écrit-il.
« En 2015, un spécialiste des Frères musulmans, Lorenzo Vidino, a expliqué devant un comité parlementaire que le CNMC fait partie de cette mouvance islamiste. »
M. Vidino, dans son témoignage devant le comité sénatorial de la sécurité nationale et la défense, n’a jamais prononcé le nom du CNMC ou de CAIR.
Il rapporte que des individus ayant évolué au sein des Frères musulmans ont fondé des organismes, mais qu’« il est inapproprié de les définir comme des Frères musulmans. Elles ne répondent pas aux ordres venant du Caire ou d’autres capitales arabes. Elles sont indépendantes dans leur façon de fonctionner au Canada ». Il parle de liens informels, financiers et idéologiques entre certains individus, sans toutefois nommer de groupes spécifiques.
« Sachant cela, sera-t-on surpris d’apprendre que le CNMC militait il y a quelques années pour l’application de la charia en Ontario en droit familial? »
Il est vrai que le directeur de ce qui était alors appelé CAIR Canada, s’est prononcé en faveur de l’instauration de tribunaux d’arbitrage basés sur la loi Coranique. Mais il faut savoir que des tribunaux religieux existaient déjà en Ontario pour les croyants de religion juive et chrétienne pour décider de questions de divorce, garde d’enfants et d’héritage (et que ces tribunaux devaient tenir compte de la loi canadienne).
La controverse a éclaté lorsque le « Islamic Institute of Civil Justice » a déclaré vouloir faire la même chose pour les personnes de confession musulmane. Dans un rapport sur la question, Marion Boyd recommandait l’instauration de tribunaux d’arbitrage basé sur la Sharia. Devant la levée de bouclier que cela a suscité, le premier ministre Ontarien, Dalton McGuinty a rejeté les recommandations et a interdit tous les tribunaux d’arbitrage religieux.
« L’organisme publie aussi des guides de vie. On y affirme que les cours de danse à l’école devraient être ségrégués en fonction des sexes. Il faudrait aussi exempter les enfants musulmans du cours de musique si leurs parents le souhaitent. »
Le CNMC publie en effet divers guides destinés aux enseignants, professionnels de la santé et autres, afin de démystifier la religion musulmane.
Le guide, destiné aux enseignants, explique en effet qu’il pourrait être considéré inacceptable par certains de participer à des danses. Certains parents pourraient préférer que leurs enfants participent à d’autres activités sportives. Le guide explique aussi que l’attitude à la musique peut varier selon la culture d’origine. Dans les cas où les parents s’y objectent, la recommandation de ce guide est de s’asseoir avec les parents afin de trouver un compromis acceptable.