Il est huit heures du matin, une fine neige fondante tombe sur les files de gens qui serpentent jusqu’à la gare de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine. Des familles, épuisées. Des valises faites à la va-vite qui s’entassent. Des chiens emmitouflés par leurs propriétaires dans des vêtements chauds. Des visages, surtout : cernés, la fureur qui hurle au fond des pupilles, les larmes aux yeux, et, qui coulent lors d’un appel téléphonique. L’angoisse est palpable. Elle augmente alors que se rapprochent les portes de la gare.
À l’intérieur, entre des écrans qui affichent trop lentement de nouvelles destinations, c’est l’attente. En alphabet vert vacillant, les arrivées apparaissent : Sumy, Odessa, Kyiv. Les départs se font plus rares : Przemysl, Mostyska.
Depuis le 24 février, l’invasion russe et les bombardements sur les villes de Kharkiv, Marioupol, Lougansk, les banlieues de Kyiv et autres, ont déjà fait fuir plus de 3 millions de personnes dans les pays voisins.
Sur le quai numéro 5 de la gare de Lviv, des volontaires offrent des boissons chaudes. Une tente abrite quelques vieilles dames et personnes invalides, sous un chauffage de terrasse. Une femme sanglote, assise sur une chaise. Des enfants miment des fusils et jouent à la guerre.
Un train va bientôt partir pour la frontière polonaise. Trois photographes se précipitent à chaque personne qui monte. Nous montons à notre tour dans le train. Plusieurs personnes patientent dans une chaleur dense. La vieille machine se met en branle et les yeux se rivent aux fenêtres. Est-ce un au revoir ou un adieu?
« Je vois cela comme un simple petit voyage vers un autre pays », dit Nikita, 17 ans, alors que le paysage ukrainien défile à travers la fenêtre du train. « Je ne réalise pas que c’est une migration. Je ne comprends pas ce qui se passe en ce moment. Tout va trop vite. Je crois que ce sera bientôt fini. »
Il a fui sa maison près d’Irpin, en banlieue de Kyiv, la veille, avec sa grand-mère Valentina et sa petite amie. Alors que la situation à Irpin se détériorait, les Russes ont tiré sur une famille pendant une évacuation de civils. La maison d’un ami de Nikita ami a été soufflée par un missile russe.
« On est partis juste à temps, » balbutie l’adolescent dans un anglais timide, en se raccrochant à sa copine, Diane.
Diane serre une peluche dans sa main, alors que le train ralentit. Si Nikita avait eu un an de plus, il aurait dû rester en Ukraine pour combattre ou s’impliquer comme volontaire, car tous les hommes de 18 à 55 ans sont interdits de sortie du territoire. Des jeunes avec qui il étudiait au secondaire, seuls 12% ont quitté le pays et plus de la moitié de ceux qui sont majeurs ont pris les armes, selon un sondage réalisé sur leur groupe WhatsApp.
Le jeune couple reste soudé, peu importe: ‘là où elle [Diane] va, je vais, » dit Nikita. « Et là si je reste, elle reste aussi. »
Après trois heures de route environ, le train s’arrête dans une gare minuscule, surveillée par quelques soldats ukrainiens. Les passagers rassemblent leurs effets avec fébrilité. Nikita descend les valises et les deux sacs d’épicerie contenant les effets de sa grand-mère et de Diane. « Je n’ai pas pris le temps de bien faire mes valises, je courais dire au revoir aux voisins qui étaient présents, » raconte-t-il. Il aide une coiffeuse aux cheveux teints en roux, et aux baskets à paillettes. Puis c’est le défilé pesant, sur une mince bordure de terre qui longe le train.
L’ampleur de l’exode prend soudain forme : quelques centaines de personnes s’entassent dans une petite rue. La foule se densifie à plusieurs reprises pour dégager le chemin, au passage d’un tracteur conduit par des militaires qui fait des aller-retours. Le train repart. C’est l’attente qui commence. Deux heures passent pendant que les jeunes enfants montent dans des minibus qui se relaient au bout de la rue. Autour de Nikita et sa famille, une dame ridée avec un œil au beurre noir nous parle : elle et sa fille ayant eu des postes politiques, elles se font menacer sur le web par des trolls russes. Une autre, très âgée, voyage seule : son mari et son fils sont restés derrière. Elles se tiennent bien droites, tout comme Valentina, la grand-mère de Nikita qui souffle simplement : « j’ai déjà eu une vie tellement dure. »
Après deux heures d’attente, la famille embarque dans un bus jaune qui l’emmène quelques kilomètres plus loin. On est serré mais au moins, il fait chaud.
À la sortie du bus, des volontaires distribuent des sandwichs au jambon, et du thé dilué, brûlant dans la froideur mordante. Nikita sert de la soupe à l’aide d’une cuiller à sa copine. Attentionné, il ne cesse de lui jeter des regards soucieux, pendant que la grand-mère, Valentina, leur apporte du thé en plus, des biscuits glanés sur une table, des serviettes. Des groupes de réfugiés dépassent la famille qui se rassasie en oubliant tout ce qui les entoure.
La frontière polonaise est à moins de cent mètres, mais semble pourtant inaccessible. Les réfugiés se pressent les uns contre les autres en espérant avancer, mais ne déplacent leurs bagages que de quelques mètres en avant chaque demi-heure. Des bus pleins, à l’arrêt eux aussi, longent la foule. Il y a quelques voitures, coffres remplis, qui roulent à peine. Elles éclairent les traits tendus sur les visages, alors que la nuit tombe, et avec elle la température. « Je ne sais pas ce qui viendra après, » dit Nikita. Sa famille n’a d’autre objectif que cette frontière. Une fois en sécurité, ils aviseront. « On a déjà quitté une vie, trop vite. Je voulais seulement travailler et étudier, vivre plus longtemps comme un enfant. »
Valentina a enveloppé Diane d’une couverture. Elle s’est agenouillée pour enfiler aux pieds de la jeune fille une paire de chaussettes supplémentaires. Ses bottes en cuir mince ne sont pas adaptées pour les six heures d’attente debout dans le froid. Son épuisement prend le dessus. Nikita, lui a « un peu peur, mais avec encore de l’espoir. »
Puis c’est la traversée de la frontière. Les passeports sont contrôlés 3 fois, avant qu’ils n’arrivent sous un toit sous lequel s’accumule la fumée de feux de bois sur lesquels chauffe de la soupe. Le groupe se sépare : certains cherchent de la nourriture, la coiffeuse qui a passé le trajet aux côtés de Nikita court vers les produits de toilettes. La grand-mère passe des appels : à certains pour annoncer l’arrivée, à d’autres, à la recherche d’une connaissance qui pourrait les accueillir en Europe.
« C’est terrible, » relance Nikita. « J’ai vu les images sur les réseaux sociaux, les morts. J’ai entendu les sirènes d’alerte. Un ami de mon père est disparu. L’oncle de Diane nous donne des nouvelles du front. Mais je ne réalise toujours pas que c’est en train d’arriver. »
La famille attend encore, pour cinq longues heures avant d’embarquer dans un nouveau bus direction Przemysl, à quelques kilomètres de là. C’est là que nos chemins se séparent.
Ils vont passer la nuit dans une station d’accueil bondée. Puis embarquer dans un autre bus pour Cracovie, puis pour Varsovie. Deux jours plus tard, du téléphone de sa grand-mère, Nikita nous écrit un message rassurant sur WhatsApp: « Les volontaires nous ont loué un hôtel pour trois jours. Après ça, nous comptons nous rendre à Berlin, avec la voisine de Kyiv. Les tickets sont déjà réservés (gratuits!), le 12 mars, à 8 heures du matin. Les volontaires nous aident vraiment avec tout. Nous sommes positivement surpris. »
Mais c’est finalement en Croatie que la famille se retrouve, effrayée par la barrière de la langue, et par l’allure du village qui ressemble à celui de la frontière où ils ont tant attendu. Nikita, toujours, garde espoir que la guerre en Ukraine prenne fin rapidement : « je ne vois pas [la Croatie] comme un point final à notre trajet. L’arrêt suivant doit être la terre mère, là où tout s’arrêtera. »