“Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaitre et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres” – Antonio Gramsci
Manifestement, suivre les développements du conflit qui embrase l’Ukraine dans les grands médias peut nous faire croire à une magistrale trame manichéenne dans laquelle une Ukraine aussi petite que courageuse se dresse devant le géant russe et son dieu-empereur, véritable réincarnation d’Ivan le Terrible. Face à ce Goliath, un jeune David, ancien comédien devenu président, monte une contre-offensive poussée par le souffle collectif et unidirectionnel de milliards de gens partout sur le globe.
Les commentateurs politiques parlent encore une fois d’une guerre sans le facteur humain, comme s’il s’agissait d’un vulgaire jeu de société.
La neutralité des grands médias est tout sauf ce qu’elle prétend être, plongeant la couverture dans un dédale d’angles morts. Exit la vulgarisation de la complexité, unissons-nous derrière l’étendard de l’alliance militaire atlantiste après l’exposé un peu boiteux d’un politologue membre d’une chaire de recherche cruellement dépendante de financement de l’État ou d’intérêts privés. La censure sans les édits officiels. Les « informations » et les « fuites » provenant de sources « officielles » – lire : les services de renseignement et les ministères de la guerre – sont reprises intégralement par des journalistes trop heureux d’obtenir un scoop d’une « source privilégiée ».
S’il s’agissait là réellement d’un film, c’est à la version édulcorée par le studio à laquelle nous aurions droit.
Quid du Sud?
La classe dirigeante européenne laisse entendre que « le reste du monde » soutient l’Ukraine au nom de la liberté et de la démocratie…Vraiment?
Disons-le d’emblée : hors de l’Occident, nombreux et nombreuses sont les gens et les organisations qui jubilent plus ou moins ouvertement en voyant Vladimir Poutine défier l’OTAN, l’Europe et l’empire américain. On peut comprendre pourquoi – leurs pays, leurs économies, leurs écosystèmes et leurs cultures sont pillés par les colonialistes européens et américains depuis des siècles. Inversement, face à la volonté d’asservissement des peuples du Sud par le Nord, la Russie s’est montré une alliée politique et stratégique cruciale pour des pays comme le Venezuela, sans cesse menacé de subir un coup d’État fomenté depuis Washington au nom d’un besoin de « libérer » le pays de la « dictature » de Nicolas Maduro.
Déjà plus de trente ans après la chute de l’URSS, l’Occident triomphant a choisi la voie de l’humiliation plutôt que de la magnanimité, laissant la carcasse de l’empire soviétique à la merci des apparatchiks comme Vladimir Poutine et ses complices devenus les puissants oligarques qui oppriment maintenant leur propre peuple. Exactement comme l’ont fait les Alliés de 1918 contre l’Allemagne. On connaît la suite.
Même que de nombreux et nombreuses militant.e.s anti-guerre et anti-impérialistes, au nom d’une condamnation par ailleurs juste et méritée des crimes commis par les puissances occidentales, prennent parti pour la Russie et souhaitent sa totale victoire militaire et politique, au prix de millions de vies innocentes, à l’image des « tankies » qui applaudissaient l’entrée des chars de l’Armée Rouge à Prague en 1968.
Maintenant, quel message envoie-t-on à nos frères et sœurs du Sud global en appelant même tacitement à une escalade de cette guerre? Que l’ordre mondial capitaliste et néo-colonial doit être préservé à tout prix devant la « menace russe »? Même si Vladimir Poutine a toute légitimité qu’il avait de défendre ses frontières devant l’avance de l’OTAN vers l’est en envahissant un pays souverain, les crimes atlantistes en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique latine ne sauraient se voir soudainement pardonnés! Au final, on décrit la guerre en Europe comme une horreur sans nom tout en traitant de celles menées par l’Occident et ses lieutenants locaux comme de vulgaires faits divers.
Ainsi se dévoile-t-il (encore?) une xénophobie largement inconsciente dans notre psyché collective? Nous devrions en prendre acte plutôt que de nous livrer à notre détestable réflexe de repli. Dans sa chronique, mon ami Patrick Lagacé écrivait d’ailleurs que « les risques d’embrasement de la guerre en Irak en 2003 étaient limités », ce qui semble expliquer, selon lui, la facilité de s’en indigner.
Pourtant, ce crime contre l’Humanité fut le prélude à tous les conflits qui ont embrasé la meilleure partie de trois continents depuis presque vingt ans.
Les soldats de papier
Tant du côté russe qu’ukrainien ou encore occidental en général, l’image d’une armée russe quasi-invincible qu’on nous sert depuis des années s’écroule à chaque jour qui passe depuis le début du conflit. Il est d’ailleurs particulier de voir tant d’ « experts » complètement ébahis devant l’enlisement des envahisseurs dans un pays qui devait être totalement conquis en quelques jours. La propagande russe et occidentale nous ont aussi largement vendu l’image d’un Vlad le Grand, néo-tsar, à la tête d’un pays unifié derrière son chef et d’une armée loyale jusqu’à la mort pour la gloire de la grande Russie.
Pourtant, l’armée manque de fournitures de base, ses déficiences logistiques l’affaiblissent au point qu’elle implose, les soldats désertent ou se rendent même à des résistant.es civil.es et la population russe manifeste largement son opposition à la guerre avec les risques que cela représente dans une autocratie comme la Russie. Des Ukrainiens sympathisent avec des soldats russes au mieux confus, au pire terrifiés par les ordres qu’on leur somme d’exécuter.
Parfois, c’est l’Humanité qui triomphe, même de façon anecdotique, sur les champs de bataille.
Et l’armée russe se révèle finalement une armée de papier, statistiquement invincible mais, quand on y inclut le facteur humain, se retrouve largement – et heureusement – inefficace.
Mais la chape de plomb que les puissants cherchent à abattre sur la vérité épaissit le brouillard de la guerre et les gouvernements s’en prennent maintenant aux médias.
La Russie vient de promulguer une loi qui criminalise toute critique ou toute information qui diverge du récit officiel. En Occident, RT et Sputnik sont aussi censurés. Radio-Canada retire ses journalistes de Russie. Totalitarisme d’un côté, hypocrisie de l’autre. Si Sputnik est effectivement un porte-parole direct du Kremlin, le cas de RT est beaucoup plus ambigu. Et quid de ces chroniqueurs et de ces émissions qui agissent en véritables relais soit du Pentagone dans le cas de CNN , soit…du Kremlin, dans le cas de Fox?
La mission des médias indépendants sera donc de naviguer dans ce brouillard et de porter les voix étouffées par cette horrible cacophonie – les dissient.e.s russes, les résistant.e.s ukrainien.ne.s, les analyses critiques et, bien sûr, la perspective de cette moitié de Terre déjà pilonnée, pillée et exsangue que nous sommes déjà en train soit d’oublier, soit de reléguer au rang de pays de merde qui méritent leur sort.
Le pari de l’Humanité
Le scénario nucléaire? Je n’y crois pas trop. Ma plus grande crainte, c’est que l’Ukraine subisse le même sort que les Balkans il y a 30 ans alors que des millions d’armes font actuellement leur chemin dans les mains de civils dont certains chercheront certainement revanche…à leurs voisins.
Que nos solidarités atteignent donc les cœurs des résistant.e.s à cette guerre que le tissu de leurs drapeaux.
Et devant cette énième manifestation de l’absurde camusien, je choisis finalement quand même le pari de l’Humanité.