Brandi Morin est une journaliste primée d’ascendance crie, iroquoise et française. Elle est originaire des territoires visés par le Traité n°6 en Alberta. Depuis dix ans, Brandi se consacre à faire connaître les réalités des peuples autochtones. Certains de ses reportages ont contribué à créer du changement et à faire avancer la réconciliation sur les scènes politique, culturelle et sociale au Canada. Son récit a été initialement publié sur Ricochet (traduction par Pivot).
Le conflit entourant le projet Coastal GasLink (CGL) va au-delà du sort d’un seul pipeline ou du territoire d’une seule nation autochtone. Le précédent qu’il établirait aurait de lourdes conséquences, et les nations et les chefs autochtones de toute l’Île de la Tortue [désigne le continent nord-américain pour plusieurs peuples autochtones] suivent le dossier de près.
Le 15 janvier dernier, les chefs héréditaires de la nation Wet’suwet’en ont tenu un sommet sur la paix et l’unité dans la ville de Smithers, en Colombie-Britannique. Les représentants d’autres nations autochtones se sont joints aux chefs Wet’suwet’en pour offrir leur solidarité et leur soutien dans la lutte contre le gazoduc Coastal GasLink.
Les Wet’suwet’en soutiennent que leurs droits autochtones et humains ainsi que leurs droits territoriaux sont menacés par ce projet de plusieurs milliards de dollars soutenu par les gouvernements de la Colombie-Britannique et du Canada.
Leur combat contre le gazoduc a été épuisant. Il s’est étendu sur plusieurs années et a été ponctué de multiples opérations policières visant les camps de résistance installés sur les terres non cédées des Wet’suwet’en. La présence de patrouilles de police militarisées et le harcèlement des personnes interpellées sont devenus communs sur le Wet’suwet’en Yintah (le territoire des Wet’suwet’en). Les agents ont violemment arrêté et emprisonné de nombreux·euses défenseur·es du territoire en vertu d’une injonction prononcée par un tribunal colonial.
« … montrez-moi où la reine a marché, et je vous montrerai où mes ancêtres ont marché… »
Lors de la dernière descente de police, en novembre, deux journalistes et plus d’une dizaine de défenseur·es du territoire ont été arrêté·es sous la menace d’une arme. La GRC semblait sur le point de procéder à un autre raid ce mois-ci, jusqu’à ce que les militant·es fassent le choix stratégique de se retirer du camp Coyote, visé par la police. Ce dernier bloquait l’accès à un site de forage de Coastal GasLink qui vise à forer sous la rivière sacrée Wedzin Kwa (Rivière Morice).
L’une des militantes, Sleydo’, qui fait partie du clan Gidimt’en (Ours) de la nation Wet’suwet’en, a affirmé que le groupe de défenseur·es du territoire avait l’intention d’user de tous les moyens pour empêcher le forage sous la rivière. Cependant, les militant·es voulaient éviter un autre raid qui mènerait à d’autres arrestations et à d’autres interdictions d’accéder au territoire en raison des conditions de libération sous caution.
On se sent seul au front
Lors du sommet, le chef héréditaire Woos du clan Gidimt’en a affirmé se « sentir seul au front », malgré la solidarité et le soutien du monde entier. Celui dont le territoire a été envahi par des policiers armés de fusils de précision, de chiens d’attaque et de tronçonneuses en novembre dernier trouve sa résilience dans les légendes et les enseignements de ses ancêtres.
« Dans nos légendes, tous les hommes et toutes les femmes ont des craintes », a-t-il déclaré devant l’auditoire réuni dans la salle de banquet de l’Hudson’s Bay Lodge à Smithers et aux personnes qui suivaient le sommet en ligne. « Mais on se bat pour nos enfants –, vos enfants, vos petits-enfants, vos arrière-petits-enfants. Et quand vous avez un enfant devant vous, toutes ces craintes s’envolent. Parce que vous devez protéger ce petit… », ajouta-t-il, la main sur sa poitrine ornée d’un pendentif à griffe d’ours.
« Dans le monde d’aujourd’hui, nous avons peur de la police, nous avons peur des gouvernements et de toutes les menaces auxquelles nous faisons face. Que faisons-nous alors ? Nous pensons à nos enfants, et toutes nos peurs disparaissent », a rajouté Woos.
Les Wet’suwet’en tentent de sauver ce qui reste avant que l’oléoduc « n’emporte tout sur notre territoire », a déclaré Madeek, un autre chef héréditaire du clan Gidimt’en. Il était, pour l’occasion, vêtu d’un tenue noire et rouge richement décorée et d’une coiffe brodée de perles représentant un ours. Il a également nommé l’avarice du colonialisme qui a pratiquement tout pris aux peuples autochtones.
« Ce territoire est la seule chose que les Wet’suwet’en ont », a-t-il renchéri. « Ils (les gouvernements) parlent des terres de la Couronne. Je leur réponds : “montrez-moi où la reine a marché, et je vous montrerai où mes ancêtres ont marché…” [Nous menons cette lutte] pour nos petits-enfants et nos arrière-petits-enfants qui ne sont même pas encore nés, pour qu’ils puissent marcher et jouir des territoires que nous avons aujourd’hui », a-t-il encore affirmé.
« Même sans chercher l’attention, elle vient à nous de la pire façon. Nous voulons nous faire entendre, résister, être forts et parler d’une seule voix », confie aussi le chef héréditaire.
Mark Ruffalo, célèbre acteur, écologiste et défenseur des droits des Autochtones, a lancé un message de soutien aux chefs Wet’suwet’en et aux défenseur·es du territoire. « Ces pipelines sont désastreux », a-t-il déclaré aux chefs dans une vidéo préenregistrée. « Ils sont désastreux pour les gens ; pour vous, pour l’eau, pour l’air. Ils le sont également pour le reste d’entre nous et pour les générations à venir. Nous devons continuer à soutenir les peuples autochtones dans leur lutte contre ces pipelines – puisqu’ils finissent toujours, comme par hasard, sur vos terres », a également affirmé Ruffalo.
Il a poursuivi en disant que les nations autochtones jouent un rôle clé dans la protection de la planète, ajoutant : « Vous allez gagner. Vous avez déjà gagné… Prenez soin de vous et soyez forts. »
Le chef héréditaire du clan Gidim’ten, Gisday’wa, a pour sa part raconté l’histoire de sa cabane de chasse, incendiée il y a deux ans près du tracé du gazoduc Coastal GasLink. À l’époque, les coupables, deux jeunes hommes originaires de la ville voisine de Burns Lake, auraient commis un geste raciste, d’après le chef. Gisday’wa a dressé un parallèle entre ces événements et le déplacement forcé dont plusieurs familles de sa communauté et lui ont été victimes des suites d’un incendie provoqué par des colons alors qu’il était enfant. Aujourd’hui septuagénaire, il appréhende l’arrivée prochaine des graves dangers que causeront les changements climatiques dans le Nord.
« Les ruisseaux sont en train de s’assécher. Toutes ces inondations et tous ces incendies de forêt… », dit-il en faisant référence aux récents désastres qui ont frappé la Colombie-Britannique. « Tout ça s’en vient ici aussi. C’est la fin d’un monde que nous aimons et que nous essayons de protéger », a-t-il raconté.
Sleydo’ (Molly Wickham), mère Wet’suwet’en, défenseure du territoire et membre du clan Gidimt’en, a été arrêtée et emprisonnée pendant cinq jours en novembre dernier. Elle s’est adressée aux participant·es par vidéoconférence.
« Les forces de l’ordre nous ont arrêté·es illégalement ainsi que nos sympathisant·es parce que nous défendons nos lois. C’est que ce que je faisais sur le territoire, être Wet’suwet’en et suivre nos lois. Je ne pourrai jamais cesser d’être Wet’suwet’en », a affirmé la militante.
L’APN apporte son soutien
La cheffe nationale de l’Assemblée des Premières Nations (APN), Roseanne Archibald, s’est également jointe au rassemblement par vidéoconférence et a condamné le traitement réservé à Sleydo’ et aux autres protecteur·rices de l’eau.
« Je suis solidaire et je soutiens les défenseurs du territoire, les chefs et tous les Wet’suwet’en dans leur quête de justice et d’égalité », a-t-elle déclaré. « La Couronne choisit à sa guise les lois constitutionnelles qu’elle décide d’honorer et d’appliquer. Dans ce cas-ci, ce sont les intérêts économiques qui ont primé sur ce qu’ils appellent l’État de droit et son respect.
« Respecter l’État de droit, c’est aussi respecter les droits découlant des traités protégés par la constitution et les droits inhérents des peuples autochtones. Le gouvernement trouve toujours le moyen d’exploiter les divisions au sein des communautés autochtones », a également affirmé Roseanne Archibald.
Elle a ensuite parlé de l’initiative Le Chemin de la guérison, mise sur pied par l’APN pour renforcer et reconstruire les Premières Nations.
« Tous les paliers de gouvernement doivent cesser de criminaliser nos peuples lorsqu’ils exercent et affirment leurs droits inhérents et découlant des traités. Le Chemin de la guérison signifie que l’utilisation des forces policières militarisées doit cesser, car elle est contraire aux principes de la réconciliation. Je vous soutiens », a continué la cheffe.
Greg Knox, résident de Terrace au nord de la Colombie-Britannique, a témoigné de sa solidarité et a confié à quel point la situation le dégoûte. « Les gouvernements permettent aux entreprises de commettre des infractions environnementales sans aucune conséquence », a déclaré celui qui est aussi directeur général du SkeenaWild Conservation Trust, un organisme dédié à faire de la rivière Skeena un modèle de développement durable où humains et saumons cohabitent. « Ils agissent en toute impunité. Maintenant, comparez cela aux mitrailleuses de la GRC. Pouvez-vous imaginer s’ils se présentaient chez vous et se servaient de tronçonneuses pour entrer et vous arrêter ? »
Gavin Smith, avocat spécialisé en environnement au sein de l’organisation West Coast Environmental Law (une organisation de droit environnemental et de défense du public basée à Vancouver), a pour sa part cité une décision de jurisprudence de 1997 de la Cour suprême du Canada, Delgamuukw c Colombie-Britannique, enseignée dans toutes les facultés de droit du pays. Cette décision fait état des droits liés au titre de propriété des Wet’suwet’en et de leurs voisins les Gitxsan sur leur territoire, en plus de reconnaître l’autorité des chefs héréditaires. D’après l’avocat, le Canada contrevient à ses propres lois en autorisant Coastal GasLink à pénétrer les territoires autochtones sans leur consentement. « Les systèmes juridiques et politiques canadiens ont passé des années à ne pas respecter leurs promesses les plus fondamentales et importantes. Selon les tribunaux, le Canada a l’obligation de reconnaître et de respecter ce titre. Le plus gros problème, c’est qu’on a laissé la Couronne tirer profit de son inaction. La Colombie-Britannique s’est servie d’arguments techniques pour nier les droits autochtones pendant plus de 20 ans », a-t-il ajouté.
Il a fait valoir que les tribunaux et les gouvernements devraient conclure des accords de collaboration avec les peuples autochtones en reconnaissant leurs droits et leur juridiction ainsi qu’en appliquant de façon adéquate la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, mise en œuvre dans un projet de loi que la Colombie-Britannique a adopté en 2019.
Les leaders autochtones de plusieurs nations habitant ce qu’on appelle aujourd’hui le « Canada » et les « États-Unis » ont participé au sommet, soulignant que le combat ne serait gagné qu’en étant unis.
« On parle de paix et d’unité. Jamais les Wet’suwet’en n’ont été violents », a déclaré Namoks, chef héréditaire Wet’suwet’en du clan Tsyau (castor). « Jamais nous n’avons dit que nous allions abandonner non plus. Nous sommes chez nous. Il faut connaître le territoire, respirer l’air et boire l’eau pour comprendre pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Plus il y a de personnes qui nous appuient de façon pacifique, mieux c’est pour tout le pays. Il existe peu d’endroits sur la planète où on peut boire l’eau d’une rivière, d’un ruisseau ou d’un lac. Pourquoi ? Je refuse qu’on doive un jour se faire acheminer de l’eau potable… Nos glaciers sont là pour nous nourrir », a témoigné Namoks.
Les chefs héréditaires Wet’suwet’en ont conclu le sommet en signant une déclaration réitérant leurs droits et exigeant que Coastal GasLink et la police se retirent de leurs territoires.
En bout de ligne, les chefs héréditaires Wet’suwet’en, les défenseur·es du territoire et leurs allié·es disent qu’ils et elles n’abandonneront pas. Comme l’a dit le chef Woos, ils ne resteront pas « assis à ne rien faire » alors que leur survie est menacée.
« Je n’aurai pas l’esprit tranquille tant que nous ne serons pas en sécurité, tant que notre territoire ne sera pas là pour nos enfants, intact. Nous sommes ici pour honorer et transmettre nos savoirs ancestraux. La chasse, la trappe, la pêche et l’occupation de notre territoire sont nos priorités en ce moment. »