Lundi 17 janvier, les Américains soulignaient l’héritage d’un des fils de la nation, Martin Luther King Jr. Je me suis alors souvenu d’un souper lors duquel le fils d’une de mes amies me racontait comment le discours, I Have a Dream avait radicalement changé le cours de la vie de sa mère.
En août 1963, adolescente, elle était à Washington DC en compagnie de sa tante. Alors qu’elle était dans le lobby de l’hôtel, elle a vu des gens marcher avec enthousiasme vers un point de rencontre, le Lincoln Memorial. Ce jour-là, Martin Luther King Jr. prononçait ce discours, aujourd’hui célèbre. Cette expérience a mené cette femme, quelques années plus tard, au métier d’avocate, afin de défendre les droits humains, le moteur de sa vie.
J’aime ce discours. Or, la lecture biaisée qu’on en fait me met toujours mal à l’aise.
En effet, on cite souvent le passage où Martin Luther King Jr. souhaite que ses enfants ne soient « pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur le contenu de leur caractère. »
Cette déclaration, arrachée au contexte social et politique, a été détournée par une lecture anhistorique et hors contexte. C’est en se fondant sur ce passage qu’on justifie le daltonisme racial (colorblindness).
En revendiquant une posture de neutralité, cette lecture permet à certains de prétendre que pour atteindre l’égalité, il faut ignorer le racisme, la discrimination et ainsi traiter tout le monde de la même manière.
Ce daltonisme racial, qui ignore les injustices historiques et les effets du racisme systémique, a pour conséquence de rendre les Noir.es, les Autochtones et les personnes racisées responsables des problèmes systémiques et structurels sur lesquels ils n’ont aucun contrôle.
Le daltonisme racial a pour conséquence de saper tout soutien aux politiques visant à corriger les inégalités entre les groupes majoritaires et les groupes minoritaires.
En perpétuant les effets du racisme, le daltonisme racial empêche de réparer les injustices. C’est à ceux qui détiennent le pouvoir de changer les politiques, en tenant compte du contexte social, pour veiller à ce que chacun ait accès équitablement aux ressources. Des mesures concrètes doivent être mises en œuvre pour corriger les inégalités et permettre une véritable participation à la société.
Près de 60 ans après I have a Dream, ce discours est toujours une source inépuisable de conseils pour « faire de la justice une réalité pour tous. » Il est beaucoup plus complexe qu’on ne l’a laissé croire, comme le démontre cet extrait :
« Il est clair aujourd’hui que l’Amérique a manqué à ses engagements en ce qui concerne ses citoyens de couleur. Au lieu de faire honneur à cette obligation sacrée, l’Amérique a donné au peuple noir un chèque sans provision; un chèque qui nous est revenu marqué « fonds insuffisants ». Nous refusons de croire que la banque de la justice soit en faillite. Nous refusons de croire qu’il y ait des fonds insuffisants dans les grandes chambres fortes d’opportunité de cette nation. Par conséquent, nous sommes venus ici pour encaisser notre chèque, le chèque qui nous donnera sur demande les richesses de la liberté et la sécurité de la justice. »
Il est important de se replonger non seulement dans ce discours, mais aussi dans l’ensemble de l’œuvre de Martin Luther King Jr. afin d’éviter d’instrumentaliser la personne qu’il était. Le révérend King savait que le racisme trouvait son ancrage dans les structures sociales et non dans le comportement d’individus paumés ou déviants.
Il n’a jamais été le porte-parole d’une société colorblind (daltonienne), au contraire, il dénonçait les problèmes raciaux et sociaux qui sont non seulement structuraux, mais aussi systémiques et intersectionnels. Il encourageait ainsi une approche qui tient compte des effets du construit social qu’est la race. Pour lui « Celui qui accepte passivement le mal y est autant impliqué que celui qui aide à le perpétrer », ce qui n’est pas sans rappeler les propos de l’archevêque Tutu.
Alors qu’on le transforme en icône, il existe des risques importants au détournement de l’œuvre de Martin Luther King Jr. Cette attitude, non seulement dilue la contribution du prix Nobel de la paix qu’il était, mais fait table rase de ses valeurs et de ses réalisations.
Ainsi, ce n’est nullement faire honneur à son héritage que de réduire son œuvre pour servir les intérêts du groupe dominant afin de maintenir les structures de pouvoir en place.
Comme le disait Martin Luther King Jr. , dans son discours I have a Dream « Nous ne serons jamais satisfaits tant que le Noir sera victime des horreurs indicibles de la brutalité de la police ». Même ici, cette phrase résonne encore aujourd’hui puisque les questions de brutalités policières et de profilage racial sont toujours d’actualité. Et le Dr King Jr. ajoutait : « d’une manière ou d’une autre, cette situation doit être et sera changée! »
En 1963, sur les marches du Lincoln Memorial il disait « Non, nous ne sommes pas satisfaits, et nous ne serons pas satisfaits jusqu’à ce que la justice dévale comme un torrent et le droit comme un fleuve puissant. » Et c’est à Montgomery qu’il a dit : « La vraie paix n’est pas simplement l’absence de tension, mais la présence de justice. »
C’est le message de justice sociale que mon amie a reçu en héritage en cette journée d’août 1963, et c’est cette passion que nous partageons.