L’utilisation du terme « woke » à l’Assemblée nationale, les mésaventures d’Astérix en Ontario, les sempiternelles turpitudes de l’Université d’Ottawa et la montée en flèche de la droite identitaire en témoignent: nous sommes loin d’en avoir fini avec la guerre culturelle.
La lutte des classes – opposant le bas et haut – est désormais remplacée par la lutte identitaire – opposant des factions du bas et du haut entre elles. C’est en vérité ce dont parle la droite lorsqu’elle oppose le « peuple » à la toute puissante élite « progressiste » (intellectuels, artistes, journalistes…).
Cette drôle de guerre rend l’élite économique proprement invisible. Pour dénoncer le « progressisme » de nos universités, il faut ignorer les départements de gestion et d’économie. Pour parler du « progressisme » des productions hollywoodiennes, il faut dissimuler les entreprises milliardaires qui les financent Pour dénoncer la toute-puissance des lobbys « progressistes » il ne faut pas parler de ceux de l’industrie et de la finance. Et pour s’offusquer du monopole « progressiste » des médias, il faut taire l’identité de leurs propriétaires.
Tant que les débats découpent les classes populaires en différents morceaux identitaires, la paix des cimetières est assurée. Les classes dominantes peuvent ainsi récolter le vote de ceux qui subiront leur politique. Le sociologue Thomas Frank soutient que cette « réaction ouvre l’éventail du politiquement admissible à droite, plus à droite et toujours plus à droite ». L’élection de Trump à la tête de la plus grande puissance mondiale lui donne raison, de même que la fulgurante montée d’Éric Zemmour en France.
Il ne faut toutefois pas s’y méprendre. Cette guerre culturelle n’en est pas vraiment une. C’est bien d’un massacre idéologique dont il s’agit. La droite ne se bat pas contre un adversaire, elle le constitue, le sculpte selon ses besoins. Ses mots ne visent pas à décrire la société, mais à la matraquer de propagande. Même le terme de « gauche » est en voie d’être remplacé par celui de « woke ». Le succès de la réaction est tel que les accusations de « racisme » ou de « sexisme » se retournent systématiquement contre celui qui les émet. Normal, avant même que la critique ne soit émise, la réaction se victimisait déjà de sa diffusion.
Les progrès de cette « drôle de guerre »
Ce discours ne reflète évidemment pas le réel: le peuple n’est pas « en soi » progressiste ou conservateur. Nous sommes dès lors saisis d’une question irréductible: pourquoi – bon Dieu! – la gauche embarque-t-elle dans cette bataille perdue d’avance?
La réponse est simple: les progressistes ont depuis trente ans adopté une stratégie symétrique à celle de leurs adversaires. À partir des années 1980, la gauche libérale a effectué un virage à droite. Elle s’est dès lors tournée vers une clientèle plus éduquée, celles des cadres, des professionnels et des techniciens. Une partie importante de ces catégories défend les valeurs culturelles de la gauche (féminisme, antiracisme, pluralisme…) mais non ses valeurs économiques (égalitarisme). Les progressistes n’ont désormais plus rien contre l’inégalité si elle se fonde sur le mérite, et si elle est plurielle et inclusive. En 2016, assumant pleinement cet élitisme relativement sophistiqué, Hillary Clinton accusait Bernie Sanders de vouloir combattre la finance, une lutte qui ne réglerait pas les problèmes du « racisme et du sexisme ».
Encore une fois, l’immense angle mort de cette guerre, c’est l’économie. Les progressistes se préoccupent désormais beaucoup plus des images apparaissant à nos écrans que de l’exploitation de ceux qui ont construit nos téléviseurs. Cette éclipse ne concerne toutefois pas seulement la question des inégalités. Le marché gobe tout ce qui peut devenir Marchandise, y compris le Che, le punk rock, la mort, la bisexualité, le sadomasochisme, le féminisme, l’antiracisme… Contrairement à ce qu’en pense la réaction, ce phénomène n’a toutefois rien de « progressiste ». S’il mine les traditions et les cultures, c’est pour séduire des consommateurs en leur permettant de se doter de Marchandises adaptées à leurs identités. Ce marché boulimique convient très bien au sentiment d’assiégé de la droite conservatrice, qui peut ainsi se plaindre d’être victime des forces qu’elle défend par ailleurs. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les défauts qu’elle attribue à l’élite progressiste – « apatride », « mondialiste », « déracinée », « cosmopolite », « branchée », « urbaine » – sont en fait des qualités propres à la Marchandise.
Généreux, les idéologues conservateurs fournissent ainsi la maladie et le remède: la peur du changement et les fausses solutions qui la reproduisent éternellement. Désarmée, la gauche refuse de mener l’unique combat qui lui permettrait de dérouter ses adversaires, soit celui pour l’égalité, seul gage d’une liberté réelle traversant enfin toute la société.